Retour en ville

Le Silence des Heures - Conclusion

En descendant du train, happé par la cohue bruyante des passagers, je me mets un instant à l'écart.

Je regarde passer cette foule si diverse. Certains sont encombrés d'énormes valises qu'ils tirent à grande peine, d'autres poussent des vélos écrasés de lourdes sacoches, d'autres encore des poussettes, où braillent de jeunes enfants impatients d'obtenir leur dû. Ici une jeune fille légère, un petit sac orange sur le dos, se faufile entre des familles qui s'organisent dans la bousculade. Soudain, devant ce spectacle, le mot "pittoresque" me traverse, et j'en éclate de rire, attendri, décalé, comme si je venais vraiment d'ailleurs.

Je ne sais combien de temps a duré cet état de satori° mais je suis finalement parmi les derniers à m'avancer sur le quai.
Plus je me rapproche des barrières de contrôle, qui séparent le quai de la cour centrale, plus j'entends monter le grondement de la marée humaine des aoûtiens qui ont commencé à refluer vers les villes. Encore quelques pas et je franchis prudemment le portillon automatique, bien pousser la valise devant, éviter la fermeture brusque de l'engin, -- tout système de contrôle devant être efficace et inconfortable pour dissuader le contrevenant ! et voilà...

Je suis rendu au monde sérieux de la vie moderne, le bruit incessant me traverse complètement, déjà il me faut éviter une personne qui court, sans doute pour ne pas rater son train, et manque de m'envoyer au tapis, en bredouillant sans se retourner : "Excusez-moi !".
Je sens qu'il me faut prendre sérieusement les commandes ! Attention devant, à ce groupe, on dirait des chinois, qui s'arrête et semble faire rempart avec ses bagages, le contourner par la gauche puis tout droit, vers les panneaux qui signalent l'accès au métro.
Voilà qu'arrivent de la gauche quatre jeunes gens, une fille et trois garçons, leurs sacs à dos dépassant au dessus de la tête. Vu le poids qu'ils portent, ils se déplacent bien vite, en quelques instants je n'aperçois déjà plus que le haut de leurs sacs, qui surnagent au dessus du flot.
Plus loin, une vieille dame toute petite, un peu courbée, s'arrête brusquement, puis tourne légèrement sur elle-même, cherchant visiblement son chemin. J'arrive à son niveau, elle me regarde embarrassée mais, sans doute rassurée par ma barbe blanchissante, s'enhardit à me demander où trouver un taxi. Comme que je lui en indique bien volontiers la direction, elle me gratifie avec un grand sourire, d'un "Merci monsieur, vous êtes bien aimable !" et je me dis qu'une société où les vieilles dames hésitent à demander de l'aide est une société bien malade !
Échappant enfin à la foule, je poursuis jusqu'aux escaliers roulants qui descendent dans les souterrains et m'engouffre dans le métro.

Après plusieurs changements de rames, des labyrinthes de couloirs et d'escaliers à chaque correspondance, et quelques moments cocasses dans les wagons, me voici enfin de retour chez moi.


Ici, revenu à l'ordinaire de la vie, il s'agit de garder quelque chose de ce pèlerinage intérieur facilité par le cadre protégé de l'abbaye. Garder, monter la garde, établir une protection, pour préserver les bénéfices de cette mise à l'écart, loin du climat délétère qui s'est abattu sur le pays depuis mars 2020.

René Daumal, dans son roman "Le Mont Analogue", qui transpose en conte philosophique l'évolution de la vie spirituelle présentée comme une expédition alpine, écrit ces phrases, qui me sont restées en mémoire depuis mon adolescence : "On ne peut pas rester toujours sur les sommets. Il faut redescendre... A quoi bon ? Voici: le haut connaît le bas, le bas ne connaît pas le haut. En montant, note bien toutes les difficultés de ton chemin; tant que tu montes, tu peux les voir. A la descente, tu ne les verras plus, mais tu sauras qu'elles sont là, si tu les a bien observées."

En effet, sauf à s'isoler définitivement dans un lieu adapté, ce qui n'a jamais été mon choix, il n'est pas possible de rester plus que quelques moments privilégiés hors des contraintes de la vie sociale. Revenu dans l'agitation et le bruit permanent des villes, se souvenir du cheminement intérieur parcouru dans ces périodes de ressourcement, des moments de grâce comme des efforts et difficultés, aiguise notre faculté à observer comment nous fonctionnons au quotidien, et renforce notre détermination à progresser dans notre réalisation spirituelle.
Pour maintenir en soi quelque chose de ces états privilégiés, il faut éviter tout ce qui peut mettre en danger la plus grande sérénité que nous y avons expérimentée. S'il n'est plus possible d'échapper au contexte extérieur, il reste à progresser dans notre manière de le gérer intérieurement, et à veiller à rester le plus possible centré, dans l'espace intérieur le plus immobile, celui qui se développe avec la méditation ou de telles retraites. Ne pas se laisser emporter par les perceptions ou les réactions émotionnelles, se tenir en pleine présence face aux événements.

C'est au prix de cet effort que peu à peu se consolide en soi un espace tranquille qui nous rend libre, et d'où il est possible d'entreprendre une nouvelle ascension.

© Jérôme Nathanaël - 22 août 2021

° satori (japonais 悟り satori, comprendre, réaliser) est un terme du bouddhisme zen qui décrit le foudroyant déclic de l'illumination. Tout à coup, l'incompréhensible s'illumine devant l'éclair de l'esprit. C'est un processus soudain, dont l'instantanéité contraste avec la lourdeur d'une explication verbale.

Le Silence des Heures :
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Photo Rudy Issa


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